Redonner du pouvoir et du savoir à tous. Faire confiance à la démocratie

 

Nous avons cessé de croire en la démocratie et au pouvoir d’agir, tellement nous sommes habitués à infantiliser la société avec quelques milliers de « sachants », dirigeants politiques, économiques et experts prétendant tout savoir et faire le bonheur du peuple, éventuellement contre son gré, nous sous-estimons totalement la capacité de chacun à penser et à s’unir pour agir.

 

La lutte contre le réchauffement climatique en est la parfaite illustration. L’enjeu n’est pas seulement de faire évoluer les modes de vie des personnes mais de transformer les systèmes de production. Or ceux-ci sont mondiaux et l’empreinte écologique de nos sociétés résulte pour 40 à 50 % des biens et services que nous importons, produits au sein de filières mondiales sur lesquelles nos États n’ont guère de prise. Faut-il renationaliser tous les systèmes de production pour pouvoir agir sur le climat ? Ce serait un contre sens total car le climat est un bien commun mondial appelant plus de coopération internationale et non des replis nationalistes. L’expérience de la taxe carbone aux frontières européennes, lancée en fanfare et réduite à presque rien est l’illustration d’une impuissance, face aux risques de rétorsion commerciale de la Chine ou des États-unis ou face à l’idée qu’on remboursera cette taxe aux pays en développement qu’elle léserait.

 

Aujourd’hui les citoyens perdent sur les deux tableaux :

-on leur impose de plus en plus de normes qui touchent essentiellement les plus pauvres, comme l’interdiction d’accès aux centres villes des véhicules individuels polluants ou l’interdiction de louer des passoires thermiques dans l’ignorance méprisante que les biens immobiliers sont le seul capital pour 80 % de la population et que l’interdiction de location des passoires est en train de réduire encore un peu plus le parc locatif à bon marché déjà sous tension, bientôt en leur laissant entendre qu’ils devront changer leur chaudière au gaz et isoler leur maison, là aussi sans tirer les leçons des coûts de transaction à l’accès aux subventions publiques qui font déjà que beaucoup, parmi les plus pauvres, ne connaissent pas leurs droits ou ne parviennent pas à les faire valoir ;

 

-et les négociations sur l’évolution des systèmes de production se mènent à Bruxelles au sein de petits cénacles, entre « puissants », où les chefs de grandes entreprises, les dirigeants des grands pays ont toute facilité à faire valoir les exigences de la compétition internationale pour que nos normes s’alignent sur celles des moins disant climatiques.

 

Le principe des quotas individuels renverse la table de ces situations asymétriques en redonnant « au peuple » savoir et pouvoir.

 

En premier lieu parce qu’il implique une traçabilité des gaz à effet de serre tout au long des filières avec la possibilité de sanctionner les filières incapables de documenter ces émissions selon le principe du ticket perdu d’autoroute : la filière non renseignée de façon fiable est alignée sur les modalités de production les plus émettrices. Cette traçabilité est parfaitement conforme aux règles du commerce international. Elle peut très vite déboucher sur une obligation internationale de traçabilité, d’autant plus que dans toutes les filières, de grandes entreprises organisent la filière et la concurrence mondiale entre fournisseurs et sous-traitants. Disposant de ce levier du savoir, les simples citoyens sont en mesure de juger des différentes filières et de peser sur elles à l’échelle mondiale.

 

En second lieu parce que le choix en faveur des filières les moins carbonées va créer un effet de levier considérable en faveur d’une distinction entre la production de composants, qui bénéficiera durablement d’effets d’échelle, y compris du fait que la décarbonation de cette production va supposer des investissements massifs plus faciles à supporter par des grossies structures, mais vont aussi créer une reterritorialisation de l’activité économique (montage, réparation, économie circulaire, écologie industrielle et territoriale, économie de la fonctionnalité) qui recréera du pouvoir au niveau local

 

En troisième lieu, à cette prise de pouvoir par le savoir s’ajoute la prise de pouvoir par la redistribution des ressources rares que sont les quotas d’émission. C’est un tout nouveau contexte où ce sont les plus frugaux (et les plus pauvres le sont par nécessité) qui sont doublement à la manœuvre. D’une part parce que les moins frugaux, pour une large part les plus riches, passent du statut de bienfaiteur méprisant au statut de quémandeur. Mais aussi et surtout parce que les choix de consommation vont déterminer très rapidement les conditions de survie des entreprises. Or le discours sur le pouvoir économique, notamment dans les milieux de gauche fait l’impasse sur l’énorme plasticité du monde de l’entreprise ; sans parler des GAFA jaillis en trente ans de rien, le tissu des grandes entreprises se renouvelle beaucoup plus rapidement qu’on ne croit ; les entreprises qui tiennent le haut du pavé pendant des décennies sont celles qui ont su se réinventer en permanence. La création d’un contexte radicalement nouveau, où chacun fera ses choix en prenant en compte l’empreinte écologique de ce qu’il achète et se traduit en monnaie carbone, va être un formidable accélérateur du processus de destruction créatrice propre à l’économie et l’on verra en quelques années des abonnés de Davos découvrir qu’il ne suffit pas d’avoir un réseau nourri au sein du monde politique, financier et administratif pour rester sur le haut du panier. On s’inscrit donc bien dans la construction d’un pouvoir d’agir redistribué au profit des « sans grade »

 

 Enfin, le pouvoir d’agir dépend de la capacité des individus à s’organiser. Or le système des quotas va pousser très vite à une organisation des citoyens au niveau territorial, aussi bien pour négocier avec la grande distribution (et elle verra vite où est son intérêt) pour privilégier les filières décarbonées qu’avec les pouvoirs publics pour réduire l’empreinte écologique des services publics, dont le poids est loin d’être négligeable. De même qu’à l’impuissance des salariés au 19e siècle face aux patrons a répondu le développement des syndicats, la création des quotas va donner naissance de façon presqu’automatique à de puissantes organisations de consommateurs, y compris avec des commandes groupées ou une action concertée vis à vis de s pouvoirs publics pour si nécessaire imposer des calendriers de décarbonation.

 

Car c’est une erreur d’optique d’opposer action des citoyens et action publique. C’est tout simplement faire l’impasse sur la démocratie et sur le politique. Si la pression des consommateurs constitue indéniablement l’effet de levier le plus puissant, ces consommateurs sont aussi des citoyens et des électeurs et le système des quotas, contrairement à la situation actuelle où les normes imposées aux entreprises se traduisent en réalité par de nouvelles contraintes ou de nouvelles pertes de pouvoir d’achat pour les plus pauvres, va créer un puissant mouvement politique pour pousser les États à accompagner, si besoin est, les entreprises dans la décarbonation des filières comme les citoyens dans l’évolution de leurs modèles de vie et de consommation.

 

Venons-en maintenant à la question controversée de la possibilité pour les plus frugaux, par choix ou par nécessité économique, de revendre les points carbone économisés. C’est une question essentielle pour trois raisons.

 

La première tient aux principes fondamentaux de la gouvernance : un pouvoir pour être exercé de façon légitime doit satisfaire au principe de moindre contrainte : le bien public doit être atteint en rognant le minimum possible sur les libertés individuelles. Décider au niveau de l’État que les citoyens « doivent » dépenser tout leur quota (ce qu’implique en fait l’idée qu’ils ne peuvent tirer profit de leur frugalité) est une absurdité.

 

La seconde tient à la démocratie elle-même. De tout temps les classes moyennes et dominantes ont été convaincues que les plus pauvres étaient des citoyens de seconde zone incapables de voir où étaient leurs véritables intérêts, moyennement quoi il faut les mettre sous tutelle ou décider à leur place de ce qui est bon pour eux. Et ce paternalisme, autrefois caractéristique de la droite politique s’est transféré à la gauche au fur et à mesure qu’elle délaissait les classes populaires pour imposer un agenda politique et culturel « progressiste » qui n’intéresse qu’une minorité ;

 

Et la troisième tient au fait que le système des quotas n’est en rien contradictoire avec une aide de l’État en cas de situation de précarité avérée, notamment pour aider à des investissements dans de nouveaux moyens de mobilité ou dans le coût énergétique des domiciles. On a déjà des procédures d’accompagnement en cas de surendettement, ce n’est donc pas un problème nouveau.

 

Pour sauver la planète des excès de carbone et de gaz réchauffants, le mécanisme de quotas individuels apporte une réponse globale en même temps que fondamentalement démocratique par le pouvoir et le savoir qu’il apporte à tous.

 

Pierre Calame pour les alliés du compte carbone https://comptecarbone.cc

Share by: